Quels leviers comptent pour la valeur de l’action climatique ?
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Dans le cadre de l’Accord de Paris, adopté le 12 décembre 2015, 196 pays se sont engagés à contenir l’augmentation de la température moyenne mondiale « bien en dessous de 2°C » par rapport aux niveaux préindustriels. Chaque partie doit formuler et soumettre des plans d’action climatique — appelés contributions nationales déterminées (NDC) — pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. La France, pour sa part, s’est engagée à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Sa feuille de route, la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC), définit une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre jusqu’en 2050 et fixe des jalons à court et moyen terme.
Pour déterminer une stratégie économique efficace compatible avec ces objectifs, on définit une valeur de référence qui attribue un prix implicite à la réduction de chaque tonne de CO₂. Il s’agit de la valeur du carbone. Cette grandeur sert d’étalon d’évaluation pour apprécier la pertinence des investissements et des politiques publiques ou d’innovations. Prenons l’exemple d’un programme de rénovation énergétique. Si le coût socioéconomique du projet (investissement, entretien, désagréments) est inférieur à la valeur actualisée des tonnes de carbone qu’il permet d’éviter, l’opération est jugée socialement rentable1. La valeur du carbone ne doit pas être confondue avec les dispositifs de tarification explicite (taxe carbone ou système d’échange de quotas), généralement plus bas pour des raisons institutionnelles et d’acceptabilité (Quinet 2025).
1 Pour des exemples d’application de la valeur du carbone dans l’évaluation de projets publics, voir Epaulard, Landa, et Laprie (2025), p. 48-49.
2 Elle ne repose pas sur la notion controversée de coût social du carbone (social cost of carbon), calculé selon l’approche coûts-bénéfices, qui suppose l’existence d’un niveau d’émissions — et donc un réchauffement climatique — optimal (voir Rivera et al. 2017 pour un approfondissement).
En France, l’estimation de la valeur du carbone est confiée à la Commission Quinet qui reunit à France Stratégie une trentaine d’experts. Ses travaux utilisent une approche coûts-efficacité qui consiste à minimiser le coût total de la mise en œuvre d’un objectif d’émissions donné2. La contrainte climatique peut être formulée en flux, via une trajectoire annuelle de réduction des émissions, ou en budget carbone, via un plafond d’émissions cumulées sur une période de référence. Dans ce cadre, l’analyse de la Commission s’appuie sur trois modèles complémentaires : TiTAN, modèle technico-économique bottom-up d’optimisation du système énergétique ; Vulcain, modèle d’équilibre général multi-régional ; et ThreeME, modèle macroéconomique multisectoriel, co-développé par l’OFCE et l’ADEME.
Dans la continuité des travaux de la Commission, nous proposons un exercice de modélisation ciblé qui décompose et quantifie le poids relatif des principales hypothèses ayant un impact sur la valeur du carbone. Nous recourons pour cela à une version réduite du modèle ThreeME (huit secteurs et huit produits), distincte de celle mobilisée par la Commission, afin de mettre en évidence la sensibilité du prix du carbone aux hypothèses retenues et d’éclairer certains mécanismes clés. Après avoir exposé les principaux résultats publiés dans le dernier rapport de la Commission, nous présentons nos hypothèses de modélisation et les scénarios retenus, et analysons les résultats obtenus.
Un nouveau sentier de prix pour l’action climatique
La trajectoire de la VAC a vocation à être un ancrage stable, tout en faisant l’objet de révisions périodiques (tous les cinq à dix ans) afin d’intégrer l’évolution des objectifs climatiques et les connaissances nouvelles, et d’éviter ainsi tout décalage avec la réalité économique et climatique. Dans son dernier rapport publié en mars 2025, la Commission Quinet met à jour la trajectoire de la valeur de l’action pour le climat (VAC) par rapport à celle de 2019, en l’alignant sur les objectifs de la SNBC 33 alors que la trajectoire précédente s’appuyait sur ceux de la SNBC 2. Concrètement, l’objectif de réduction des émissions brutes de gaz à effet de serre (GES) servant de boussole à la modélisation passe de –40 % à –50 % en 2030 par rapport à 1990. Une ambition accrue qui implique un relèvement de la valeur initiale : 256 €2023/tCO₂e en 2025, contre 187 €2023/tCO₂e dans la trajectoire précédente (Quinet et al. 2025).
3 Travaux de révision en cours, l’adoption formelle de la SNBC 3 n’est pas encore finalisée.
4 Formulée par Hotelling (1931), cette règle indique que la valeur optimale d’une ressource limitée (comme les émissions qu’il est acceptable de rejeter dans l’atmosphère) doit croître au rythme du taux d’actualisation, de manière à répartir équitablement les efforts entre le présent et le futur.
Dans la trajectoire retenue par le rapport 2025, la valeur du carbone croît au même rythme que le taux d’actualisation, conformément à la règle de Hotelling4. Cela garantit que réduire une tonne de CO₂ aujourd’hui ou demain procure le même bénéfice en valeur actualisée. Autrement dit, cette règle permet d’équilibrer dans le temps les efforts de décarbonation et de minimiser le coût global de la transition. La valeur du taux d’actualisation retenue est de 3,2 %, en ligne avec les recommandations du Comité d’experts des méthodes d’évaluation socioéconomique des investissements publics (France Stratégie 2024). Cela conduit à une trajectoire plus progressive de la VAC, dont la pente est désormais moins marquée que dans la trajectoire de 2019 (voir Figure 1). La Commission prolonge par ailleurs cette trajectoire au-delà de 2050 et jusqu’en 2070, afin de sécuriser les anticipations d’investissement et de prévenir un relâchement prématuré des efforts de décarbonation (Quinet et al. 2025).
Des profils de prix contrastés selon le modèle
Bien que la commission retienne une trajectoire unique de la VAC, les résultats des modèles mobilisés – TiTAN, ThreeME et Vulcain – diffèrent sensiblement (voir Table 1). D’un côté, l’approche en budget carbone (TiTAN) produit un niveau initial élevé (263 €/tCO₂e en 2025) et une pente modérée (578 € en 2050). De l’autre, les approches en flux conduisent à des niveaux plus bas au départ mais à des croissances rapides, avec des écarts marqués entre modèles : TiTAN (flux) atteint 1 100 € en 2050, ThreeME (flux) culmine à 1 818 € en 2045 (non évalué au-delà), tandis que Vulcain (flux) présente une trajectoire très convexe (4 326 € en 2045, 11 909 € en 2050). Ces divergences proviennent des coûts d’ajustement macroéconomiques qui s’expliquent à la fois par la formulation de la contrainte (flux vs budget), par l’architecture des modèles (technologique vs macroéconomique) et par des hypothèses clés au sein de chaque modèle (élasticités de substitution, statut du progrès technique).
En flux
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En budget carbone
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|---|---|---|---|---|
| TiTAN | ThreeME1 | Vulcain | TiTAN | |
| 2 025 | 115 | 232 | 65 | 263 |
| 2 030 | 150 | 331 | 140 | 308 |
| 2 035 | 312 | 575 | 346 | 360 |
| 2 040 | 510 | 1 278 | 1 374 | 422 |
| 2 045 | 741 | 1 818 | 4 326 | 494 |
| 2 050 | 1 100 | — | 11 909 | 578 |
| 2 055 | 1 176 | — | — | 676 |
| 1 Les simulations ThreeME s'arrêtent en 2045, la Commission n'ayant pas pu évaluer un signal-prix cohérent au-delà (Commission Quinet, 2025). | ||||
| Source : Commission Quinet (2025). | ||||
Au-delà de ces écarts entre modèles, la Commission Quinet a mené des analyses de sensibilité pour chacun d’eux, en testant plusieurs hypothèses relatives aux paramètres technologiques et macroéconomiques. Dans les cas du modèle ThreeME les résultats sont compris entre 1 300 € et 2 300 € à l’horizon 2045, l’amplitude de cet intervalle s’élargissant au fil du temps. Une telle dispersion reflète les incertitudes croissantes sur le potentiel et le coût des technologies de décarbonation mobilisables, sur les évolutions de comportement et sur la capacité de déploiement des puits naturels ou technologiques.
Cadre de modélisation ThreeME et scénarios
Dans cet exercice de modélisation, nous mobilisons une version réduite de ThreeME qui distingue huit secteurs : énergies carbonées, énergies décarbonées, transports carbonés, transports décarbonés, services, industrie, véhicules et construction. Le périmètre d’analyse est restreint aux émissions énergétiques, qui représentent environ 63 % des émissions nationales de gaz à effet de serre. La trajectoire de réduction est définie en cohérence avec la SNBC et appliquée au périmètre énergétique ; le modèle calcule alors la valeur du carbone compatible avec la contrainte d’émissions ainsi posée.
L’exercice est structuré autour de cinq scénarios construits par additions successives à partir d’un scénario de référence. À chaque étape, un levier supplémentaire est activé et vient s’ajouter aux précédents de sorte que les effets soient cumulatifs. Concrètement, ils se déclinent comme suit :
S0 — Base — point de départ : les usages du transport et du logement évoluent à proportion du revenu, sans sobriété particulière, sans modification des puits, avec des prix de l’énergie et des paramètres technologiques inchangés.
S1 = S0 + Sobriété : ajoute des comportements de modération de la demande dans le transport et le logement (moindres kilométrages, meilleurs taux de remplissage, efficacité d’usage).
S2 = S1 + Absorption des puits : complète S1 par une montée progressive des capacités d’absorption naturelles et/ou technologiques, ce qui allège la contrainte nette d’émissions. À titre indicatif, on retient un accroissement du puits d’environ +5 MtCO₂ à l’horizon 2050.
S3 = S2 + Prix des énergies fossiles : introduit une hausse tendancielle des prix fossiles de 4 % par an.
S4 = S3 + Technologies : accroît les possibilités de substitution entre énergies au fil du temps, pour refléter la diffusion de solutions bas carbone. Les élasticités de substitution montent de 1,5 → 3 en 2030, 3 → 6 en 2040, puis 6 → 10 en 2050.
Principaux résultats des simulations
Sur la base de ces scénarios, le modèle détermine cinq trajectoires additives de la VAC pour 2025–2050 (voir Figure 2). Toutes les courbes sont croissantes et convexes, signe que le coût marginal d’abattement augmente à mesure que les gisements faciles s’épuisent. L’ordre des trajectoires reste stable sur tout l’horizon, la configuration correspondant au scénario de référence étant la plus élevée (base), et celle cumulant toutes les hypothèses étant la plus basse (sobriété).
La trajectoire base est fortement convexe sur l’ensemble de l’horizon : la VAC s’établit à environ 322 €/tCO₂ en 2025 et atteint 3 135 €/tCO₂ en 2050. L’activation du levier de sobriété réduit sensiblement ces niveaux : la trajectoire sobriété s’établit à 2 668 €/tCO₂ en 2050, soit −467 € par rapport à la base (−14,9 %). L’écart est déjà marqué en 2030 (609 € contre 388 €), soit −221 € (−36,3 %).
L’ajout des puits a un effet encore limité à court terme (écart quasi nul autour de 2030), mais devient substantiel à l’horizon 2050 : la VAC passe de 2 668 € (sobriété) à 2 192 € (puits), soit −476 € (−17,8 %). L’effet puits se matérialise surtout à partir du milieu de période lorsque les émissions résiduelles se concentrent sur des postes difficiles à décarboner. L’introduction d’une hausse tendancielle des prix des énergies fossiles produit un effet additionnel : en 2030, l’écart entre puits et prix est d’environ −80 € (≈ 387 € → 307 €), soit −20,7 %; en 2050, il atteint −304 € (2 192 € → 1 888 €), soit −13,9 %. Chaque « ruban » correspond ainsi à une réduction marginale imputable au levier ajouté, mesurée relativement à la configuration immédiatement précédente.
Enfin, le levier technologies produit les plus fortes réductions de VAC en fin d’horizon : en 2050, la trajectoire passe de 1 888 €/tCO₂ (prix) à 912 €/tCO₂ (technologies), soit −976 € (−51,7 %). In fine, l’écart total entre le scénario de référence (3 135 €/tCO₂) et la configuration cumulant l’ensemble des leviers (912 €/tCO₂) atteint −2 223 € en 2050, soit une réduction d’environ −70,9 % de la valeur de l’action pour le climat à cet horizon.
Conclusion et perspectives
Les résultats des simulations confirment que la VAC réagit fortement aux hypothèses de comportements, de progrès technologique et de contexte macro-énergétique. La convexité des trajectoires – la hausse accélérée à l’approche des « dernières tonnes » qui sont les plus coûteuses à abattre – est cohérente avec les exercices de modélisation de référence. À la lumière de ces résultats, il apparaît nécessaire de mobiliser simultanément l’ensemble des leviers : accélérer l’innovation et sa diffusion, maintenir un signal-prix crédible et lisible, soutenir les comportements de sobriété et développer des puits mesurables et vérifiables, tout en intégrant les enjeux redistributifs et industriels que la seule VAC ne capture pas. Des travaux approfondis seront conduits dans le cadre d’une étude dédiée.