L’économie française va mieux qu’on ne le pense
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Une erreur profonde de diagnostic début 2024
Fin 2023 et début 2024, les statistiques montraient une économie française particulièrement morose. Le produit intérieur brut avait certes dépassé son niveau d’avant COVID mais la croissance avait été nettement inférieure à la croissance potentielle estimée. La consommation des ménages et les exportations semblaient atones, seul l’investissement des entreprises semblant tirer la croissance. La performance de l’emploi était le seul point positif mais avait pour contrepartie une productivité en chute libre. Cette analyse se basait sur la première estimation de la croissance économique, issue des comptes nationaux trimestriels. Or, si cette première estimation est de loin la plus commentée, elle fait l’objet par la suite de plusieurs révisions. Le chiffre du taux de croissance de l’année N qui apparait au mois de février de l’année N+1 est ensuite revu lors des comptes nationaux annuels provisoires (année N+1), semi-définitifs (N+2) et définitifs (N+3). A chaque étape, l’INSEE dispose de nouvelles informations. En particulier, le compte semi-définitif intègre les données comptables exhaustives fournies par les entreprises dans leurs déclarations fiscales. Chaque année, la parution des comptes annuels est donc l’occasion de réévaluer la croissance des trois dernières années. Ainsi, en mai 2024, le taux de croissance de l’année 2023 a été révisé une première fois à la hausse (+0,2 pt), ainsi que ceux de 2022 pour le compte semi-définitif (+0,1pt), et de l’année 2021 pour le compte définitif (+0,4 pt). En mai 2025, une deuxième vague de révisions a eu lieu. La croissance économique est réévaluée à la hausse de 0,5 pt de pourcentage pour 2023 et de 0,2 pt pour 2022. Si ces révisions semblent individuellement limitées, elles sont systématiquement allées dans le même sens. L’effet cumulé sur le niveau du PIB est très significatif. Ainsi en février 2024, l’INSEE estime qu’au quatrième trimestre 2023, le PIB français n’est supérieur que de 1,8% à ce qu’il était au quatrième trimestre 2019, juste avant la pandémie du COVID-19 (voir Figure 1). En juin 2025, 16 mois plus tard, l’écart entre le quatrième trimestre 2023 et le quatrième trimestre 2019 est évalué à 4%. De la même manière, la croissance du PIB annuel entre 2019 et 2023 est évaluée aujourd’hui à 3% alors qu’elle n’avait été initialement estimée qu’à 1,5%12 (voir Table 1).
1 La première estimation a été effectuée avec l’année de base 2014 et la seconde avec l’année de base 2020.Ce changement de base ne peut cependant expliquer qu’une très faible partie de l’écart. L’évaluation des volumes à prix chainés implique que les taux de croissance sont pour l’essentiel préservés d’une année de base à une autre. Les changements méthodologiques introduits à l’occasion d’une nouvelle base jouent sur le niveau du PIB en euros mais en principe seulement à la marge sur les taux de croissance sur des périodes relativement courtes.
2 L’évaluation du PIB annuel est par ailleurs réalisée à partir des comptes trimestriels que ce soit pour la première estimation ou le compte semi-définitif et non à partir des comptes annuels. Pour ce dernier, les comptes trimestriels sont calés sur le compte annuel mais intègre les effets de correction des jours ouvrés propres aux comptes trimestriels. La correction des jours ouvrés est donc la même pour les deux estimations que nous mentionnons.
Au delà du chiffre de croissance, le diagnostic qu’on pouvait porter sur l’état de l’économie française à la fin 2023 a changé radicalement. Une croissance de 1,8% sur 4 ans est nettement inférieure aux estimations pré-COVID de la croissance potentielle et suggérait des pertes permanentes de PIB. Avec une croissance sur la période de 4%, l’économie française s’est finalement avérée beaucoup plus proche de sa trajectoire potentielle, même si la répartition entre emploi et productivité n’était pas forcément celle attendue. Les contributions des différentes composantes de la demande agrégée à la croissance ont également fortement évolué ainsi que le montre le Figure 2. La première estimation montrait des progressions assez faibles de la consommation et des exportations depuis le quatrième trimestre 2019 (respectivement +0,8% et +1,8%), seul l’ investissement semblant soutenir la croissance (+4,0%). Le compte semi-définitif affiche une consommation beaucoup plus dynamique (+2,4%), autant que l’investissement lequel a été fortement révisé à la baisse. Mais c’est sur le commerce extérieur, et en particulier les exportations, que l’erreur a été la plus importante avec une révision à la hausse de 5 points de pourcentage. La première estimation suggérait une économie en panne de productivité et de demande finale, le compte semi-définitif, une économie relativement dynamique et en plein ajustement, réorientant sa production vers l’extérieur. Pourtant, le discours dominant sur l’économie française semble toujours très largement bloqué sur la première estimation, s’inquiétant de l’effondrement de la compétitivité et de la productivité, déplorant la très grande prudence des ménages, parfois sur la base de graphiques n’intégrant pas les dernières révisions.
volume | prix | valeura | |
---|---|---|---|
Consommation des ménages | 1.4 | 0.4 | 2.1 |
investissement | −2.7 | −0.1 | −3.1 |
Exportations | 3.8 | −1.6 | 2.9 |
Importations | −0.1 | 2.3 | 2.2 |
PIB | 1.5 | −0.4 | 1.3 |
INSEE, calculs OFCE | |||
Note de lecture: Entre la première estimation et l'estimation des comptes de la nation 2024, la consommation des ménages en volume 2023 a été révisée à la hausse de 1,4 pt de pourcentage, relativement au niveau de 2019. | |||
a La somme de la révision du prix et de la révision du volumes ne donne pas forcément la révision de la valeur car les révisions sont des doubles différences (2023 vs 2019 et première estimation vs compte semi définitif |
Depuis 20 ans, la première estimation sous-estime structurellement la croissance économique française
La sous estimation de la croissance économique dans les premiers comptes n’est pourtant pas une première. Le Figure 3 montre pour chaque année depuis 2001 les révisions du taux de croissance entre la première estimation et les comptes annuels, provisoires, semi-définitifs et définitifs. Entre la première estimation et le compte définitif, les révisions à la hausse prédominent nettement, avec 16 occurences contre seulement 6 à la baisse, et ce, en excluant l’année 2023 pour laquelle nous n’avons encore que le compte semi-définitif. La révision moyenne est de 0,2 point de pourcentage à la hausse. Cela peut certes paraitre finalement assez peu mais il est important de noter qu’il s’agit là du biais moyen des révisions et non de leur dispersion ou écart-type, laquelle est par ailleurs assez faible. Il est également intéressant de noter que des révisions très importantes à la baisse n’ont été observées que lors de la phase de récession associée à la crise financière, un épisode économique très particulier.
Pourquoi un tel écart en 2023 ?
Il est instructif d’analyser plus en détail la révision cumulée des comptes nationaux de l’année 2023. La Table 1 précise les révisions du PIB et des composantes de la demande en volume, prix et valeur. Pour chacune des variables, nous calculons l’écart entre le taux de croissance entre 2023 et 2019 tel qu’il avait été initialement estimé et celui qui est estimé aujourd’hui. L’erreur concernant le commerce extérieur est la plus importante. Exportations et importations sont en principe évaluées en valeur via les données des douanes et de la balance des paiements, puis ensuite déflatées en utilisant les indices des prix de production. Les exportations ont a la fois été sous estimées en valeur de 3 points de pourcentage et en volume de 4 points de pourcentage, le déflateur des exportations ayant été initialement surestimé de 1,6 pt. Le volume des importations a été correctement estimé mais les prix ont eux été sous-évalués de 2 point de pourcentage. Au final, le solde du commerce extérieur en valeur évolue assez peu mais le partage volume-prix a été considérablement modifié avec des termes de l’échange nettement plus dégradés et des exportations nettes en volume beaucoup plus dynamiques qu’initialement estimées. En ce qui concerne les composantes domestiques de la demande, consommation des ménages et investissement, les révisions concernent essentiellement les volumes et non les prix. Ces différents résultats suggèrent une sous performance marquée de certaines sources primaires, notamment les indices de prix à la production pour les marchés extérieurs et à l’importation, les enquêtes servant de base à la consommation mensuelle en biens et les indices de chiffre d’affaires qui constituent l’une des principales sources des comptes trimestriels pour la demande en services. Ces derniers jouent par ailleurs un rôle central dans l’établissement du compte annuel provisoire.
Le Table 2 montre les révisions sur les équilibres emplois ressources en volume et en valeur en différenciant les services, les biens manufacturiers et l’énergie que nous avons isolé car les révisions y ont été considérables. Le Table 3 détaille quant à lui les révisions des comptes de branche, avec là aussi une distinction entre énergie, biens manufacturiers et services. Ces deux tableaux confirment dans l’ensemble le diagnostic précédent. Il est intéressant de noter la bonne performance des indices de production industrielle. L’estimation initiale de la production manufacturière, s’est révélée très robuste aux informations ultérieures, notamment celles provenant des déclarations fiscales des entreprises. Cela peut paraitre difficilement compatible avec les fortes révisions des exportations de biens et de la consommation en biens. L’explication de cet apparent paradoxe vient d’une forte révision à la baisse des emplois intermédiaires en produits industriels. La production de services a en revanche été sous estimée de 2,5 pts de pourcentage en volume et presque 4 points en valeur, les indices de chiffre d’affaires dans les services et les indices de prix à la production pouvant là aussi en cause. Soumise à des conditions exceptionnelles en 2022 et 2023, la branche énergie a fait l’objet de révisions particulièrement importantes en volume3. Les fortes variations de prix et de volume de la production d’électricité rendent par ailleurs ces évolutions complexes à analyser comme nous l’expliquions dans un post précédent.
3 Les évolutions en valeur de la branche énergie eau déchets peuvent apparaitre considérables mais les évolutions initialement estimées étaient elles aussi très élevées.
Volume
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Valeur
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Production | Emplois Interm. | Conso. ménages | FBCF | Exports | Imports | Production | Emplois Interm. | Conso. ménages | FBCF | Exports | Imports | |
Energie | −9.2 | −10.8 | −1.8 | 0.0 | 4.5 | −1.5 | −46.9 | −62.1 | −1.8 | 0.0 | −22.6 | 0.0 |
Biens Manuf. | 0.0 | −1.5 | 1.1 | −5.0 | 3.3 | 0.9 | −2.4 | −2.1 | 1.4 | −4.4 | 2.9 | 1.7 |
Services | 2.5 | 4.4 | 1.2 | −2.0 | 3.5 | 2.9 | 3.8 | 6.4 | 2.3 | −2.8 | 1.7 | 3.3 |
Total | 1.2 | 0.5 | 1.4 | −2.7 | 3.8 | −0.1 | 0.1 | −2.1 | 2.1 | −3.1 | 2.9 | 2.2 |
INSEE, calculs OFCE | ||||||||||||
Note de lecture: Entre la première estimation et l'estimation des comptes de la nation 2024, la production du produit énergie eau déchets en volume 2023 a été révisée à la baisse de 9,2 pt de pourcentage, relativement au niveau de 2019 |
Volume
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Valeur
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Production | Conso. Interm. | Valeur Ajoutée | Production | Conso. Interm. | Valeur Ajoutée | |
Energie | −10.3 | −7.0 | −13.4 | −49.7 | −71.1 | −2.3 |
Biens Manuf. | −0.4 | −1.8 | 2.7 | −2.8 | −5.4 | 3.1 |
Services | 2.6 | 3.0 | 2.2 | 3.7 | 4.6 | 3.0 |
Total | 1.2 | 0.5 | 1.9 | 0.1 | −2.1 | 2.1 |
INSEE, calculs OFCE | ||||||
Note de lecture: Entre la première estimation et l'estimation des comptes de la nation 2024, la production de la branche énergie eau déchets en volume 2023 a été révisée à la baisse de 10,3 pt de pourcentage, relativement au niveau de 2019 |
Le diagnostic aurait-t-il pu être meilleur ?
Force est de constater que, début 2024, l’image de l’économie française donnée en temps réel n’était pas une image fidèle. La question de savoir si elle aurait pu l’être davantage nous semble légitime. A l’heure où le président des Etats-unis congédie les responsables des agences statistiques parce que les révisions ne vont pas dans le sens qu’il souhaite, il ne s’agit évidemment pas de pointer des responsabilités personnelles ou de suggérer des manipulations politiques. Néanmoins, de larges erreurs sur le diagnostic économique posent de sérieux problème pour les utilisateurs des comptes nationaux, que ceux-ci soient simples conjoncturistes ou avec des conséquences potentiellement plus importantes, décideurs politiques. L’ampleur des révisions est certes à mettre en perspective avec le caractère exceptionnel de la période 2019-2023. La récession puis le rebond post-COVID n’ont pas d’équivalents depuis la seconde guerre mondiale. La crise énergétique et de manière plus générale le choc inflationniste 2021-2023 ont également pu avoir plus d’impact que ne l’anticipaient les comptables nationaux, des erreurs limitées sur les valeurs et les prix pouvant déboucher sur des écarts substantiels en volume. La note de l’INSEE consacrée aux révisions parue en mai 2024 à l’occasion du changement de base apporte quelques éléments d’explication en ce sens comme les fortes variations du prix des services de transport maritime ou les perturbations sur le secteur de l’hébergement restauration. Ces explications conjoncturelles ont cependant leurs limites. Les révisions les plus importantes ont davantage concerné l’année 2023 que la période COVID elle-même. Les erreurs observées ne sont pas imputables au seul partage volume-prix mais concernent aussi les montants en valeur, y compris ceux sur lequel les comptes nationaux bénéficient précocement de données administratives quasi-exhaustives comme les exportations. Enfin et surtout, la première estimation semble souffrir de longue date d’un biais à la baisse4.
4 Plus exactement, Il est peu plausible qu’un processus non biaisé puisse générer la série de révisions obtenues depuis 2000. Ainsi, la probabilité qu’une pièce de monnaie tombe 16 fois sur face sur 22 lancers est de seulement 2,6%. La probabilité qu’une loi normale d’éspérance nulle et avec un écart type de 0,44, soit celui observé depuis 2000, génère une moyenne supérieure ou égale à 0,2 au bout de 22 expériences est également de l’ordre de 2%. De manière générale, il est peu probable d’obtenir une moyenne aussi élevée et un écart type aussi faible avec un processus aléatoire d’éspérance nulle. La probabilité est de l’ordre de 1% au maximum dans les simulations que nous avons effectuées pour une loi normale.
Les erreurs de mesure peuvent provenir de l’ensemble d’information disponible dans les sources primaires (Indice de production industrielle, indices de chiffre d’affaires, données douanières, balance des paiements, enquêtes sectorielles, données comptables des entreprises, indices de prix etc) ou de la méthode d’élaboration des comptes nationaux à partir de ces sources primaires. Celle-ci change par exemple entre les comptes trimestriels largement fondés sur l’approche demande et le compte annuel provisoire, davantage discipliné par l’approche production. En revanche, le passage du compte provisoire au compte semi définitif se caractérise principalement par une évolution de l’information disponible. Les données comptables d’entreprises se substituent aux indices de chiffre d’affaires pour la production et disciplinent la valeur ajoutée des branches en apportant une information sur les consommations intermédiaires. Historiquement, les révisions importantes ont surtout lieu entre les comptes provisoires et semi-définitifs, ce qui pointerait davantage vers une « responsabilité » des sources primaires. Notre analyse de la révision cumulée pour 2023 va également en ce sens. Les indices de chiffre d’affaires semblent avoir eu des difficultés à refléter l’évolution de certaines branches en particulier dans les services. Les sources primaires ne sont pas une donnée purement exogène pour les instituts statistiques et ceux-ci peuvent activement modifier l’ensemble d’information à leur disposition. Une option ambitieuse serait de tenter de répliquer la bonne performance des indices de production industrielle dans le domaine des services en complétant les indices de chiffre d’affaires par des indices directs en volume. Les problèmes sur les prix de production sont sans doute davantage attribuables au contexte inflationniste. Les écarts sur le commerce extérieur en valeur à la fois sur les biens et les services sont plus étonnants et appellent peut être un travail conjoint de l’INSEE, des douanes et de la Banque de France pour disposer des informations plus rapidement. Un travail sur les sources primaires sera couteux et nécessitera des ressources supplémentaires pour les organismes concernés. Il nous semble cependant nécessaire pour obtenir une information économique en temps réel plus fiable et améliorer la qualité du débat public.